L’individu ne vit pas seul mais dans une société.
Son existence s’insère donc au milieu de cet environnement social qui est le sien.
Comment pourrions nous éviter, dès lors, que la conscience individuelle ne reflète la société dont l’individu est membre? Nos goûts, la représentation que nous nous faisons de nous-mêmes et des autres, notre perception de la réalité, etc. Tout cela ne reflète-t-il pas nécessairement l’époque, la société, la culture à laquelle nous appartenons?
Mais si nous soutenons que la conscience de l’individu n’est que le reflet de la société à laquelle il appartient (et donc qu’elle est cela et rien d’autre, comme la formulation « ne…que » l’indique), n’est-ce pas réduire l’individu à autre chose que lui-même? Cela n’implique-t-il pas que la liberté de l’individu soit toute relative, voire nulle ? Sa conscience ne serait alors jamais qu’une chambre d’enregistrement des événements et influences du dehors. Quelle est donc notre marge de manœuvre, notre espace de liberté, par rapport à la société qui nous entoure?
Partie I.
La conscience relève de l’intime et concerne l’individu seul et non la société qui l’entoure.
On pouvait commencer par montrer que la conscience relève d’abord de l’intime et concerne donc l’individu seul — et non la société qui l’entoure. La conscience de l’individu désigne en effet d’abord la conscience que l’individu a de lui-même et du monde extérieur, c’est-à-dire la perception qu’il a du monde. Or, cette perception s’expérimente dans notre intimité, dans notre subjectivité.
La conscience de l’individu est en effet d’abord un sentiment : celui de sa propre existence. Ce sentiment est une certitude absolue qui ne nous est pas procurée par le monde extérieur, mais que nous sentons et vivons en nous. Dès lors, ce n’est en rien le reflet du monde extérieur puisque ce sentiment — comme tout sentiment — est authentiquement vécu dans l’intimité de chacun. C’est d’ailleurs en ce sens que Descartes pose le « cogito ergo sum », « je pense, donc je suis » comme une évidence intime, qui est sentie indépendamment de tout perception extérieure, portes et fenêtres fermées…
Au-delà de la conscience que nous avons de notre propre existence, il en va de même pour notre perception du monde extérieur, notre manière d’être dans le monde, de l’expérimenter, de le vivre. La conscience désigne aussi cette perception du monde propre à chacun — et en cela c’est bien une conscience de l’individu, c’est-à-dire qu’elle est individuelle, variable d’un individu à l’autre. Là encore, c’est l’individu lui-même et non l’influence sociale qui produit cette manière très particulière qu’a l’individu de percevoir le monde. Cela relève de sa subjectivité, et donc en très grande partie de son corps. C’est ce qu’explique Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception. Tout au plus pourrait-on dire, dans ce sens là, que la conscience est le reflet de la nature, mais pas ici de la société.
Donc la conscience de l’individu n’est pas que le reflet de la société puisqu’elle repose, au moins en tant que conscience immédiate de soi et du monde, sur l’intimité et la subjectivité du sujet, sur ce qu’il est et non sur la manière dont une société extérieure à lui pourrait l’influencer. Mais la conscience de l’individu désigne aussi les représentations construites qu’il se fait de lui-même et du monde. En ce sens, est-il possible de faire abstraction de la société qui nous entoure?
Partie II.
L’individu est en effet tributaire de la société à laquelle il appartient.
Dans un deuxième moment, on pouvait voir en quoi dans ses représentations, ses goûts, ses pensées, l’individu est tributaire de la société à laquelle il appartient. Celle-ci s’inscrit dans une époque, une culture, et l’individu, ne serait-ce qu’à travers son éducation, sa langue, se trouve ainsi influencé et peut-être même déterminé par la société qui est la sienne.
C’est d’abord la dépendance aux autres qu’il faut relever dans notre manière de nous représenter nous-mêmes. L’autre est celui qui me perçoit comme un objet, extérieur, et j’ai besoin de passer par son regard, son point de vue, pour accéder à une représentation objective de moi-même. C’est en ce sens que Sartre (L’Etre et le Néant) dira que, dans tout ce que nous pensons de nous-mêmes, autrui entre en ligne de compte. On dira dès lors en effet que la conscience individuelle n’est que le reflet du regard des autres.
La société à laquelle l’individu appartient désigne aussi la place que l’individu occupe dans la société. Une société n’est pas une entité homogène mais un ensemble hétérogène composé de classes qui s’opposent. L’individu n’appartient pas seulement à une société mais plus précisément encore à un groupe au sein d’une société. Et c’est ce donné, social, économique, matériel, qui détermine toutes les productions de la pensées, le conscience, les valeurs, les goûts, les représentations… On trouve chez Marx et Engels (L’idéologie allemande), des formulations qui sont quasiment mot pour mot identiques au sujet proposé. On ne peut pas se fier à la conscience qu’un individu a de lui-même car ce n’est que le reflet de la vie réelle et matérielle. C’est la vie qui détermine la conscience et non l’inverse. En un mot, la conscience de l’individu n’est que le reflet de la société à laquelle il appartient.
C’est enfin le cas aussi pour la culture. Une société désigne aussi une communauté inscrite dans une histoire et donc porteuse d’une certaine culture. A travers l’éducation, la langue, l’organisation morale, politique, religieuse d’une société, l’individu se fait l’écho des particularités propres à la société à laquelle il appartient. Il développe sa propre perception du monde, ses propres valeurs, ses propres idées, à partir du donné qui lui est fourni par la société. En cela d’ailleurs, il faut prendre le terme de reflet au sens propre. Ce n’est pas simplement un déterminisme pur et simple. Il y a dans l’idée de reflet celle d’une résonance, d’un héritage qui laisse peut-être plus de marge de manœuvre à l’individu sans le rendre pour autant totalement tributaire de la communauté dont il fait partie. On peut s’inspirer ici des travaux du sociologue Pierre Bourdieu (dans La Reproduction par exemple…) ou encore de Nietzsche (pour qui, dans La Généalogie de la morale, les valeurs morales ont une relativité qui dépend de la société où elles émergent).
La conscience de l’individu n’est que le reflet de la société à laquelle il appartient puisque précisément en en étant membre il en subit l’influence. Mais ne peut-il pas si en libérer? La conscience que l’individu développe ne peut-elle pas être plus que le simple reflet de son environnement social?
Partie III.
Échapper à ce qui ressemble à un déterminisme social.
On pouvait ici voir par quels moyens l’individu pouvait peut-être échapper à ce qui ressemble ici à un déterminisme social et ne pas être réduit à n’être qu’une pâle copie de la société qui l’entoure.
D’abord, on pouvait élargir le sens de société. Spontanément, elle renvoie à une sphère particulière, avec, comme on l’a dit, une culture propre. Mais l’individu est également membre d’une communauté universelle, l’humanité. Son rapport aux autres ne se réduit pas à son appartenance à une société précise. Dès lors, sa conscience morale, et même peut-être, éthique, civique, ne peut-elle pas se fonder sur d’autres valeurs que les valeurs particulières propres à sa société ? On pourrait ici reprendre la distinction faite par Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? entre sphère sociale et société civile universelle. L’individu n’appartient pas à une seule société et sa conscience peut donc échapper à la société particulière à laquelle il appartient.
Même au sein de la société qui est la sienne avec ce qu’elle a de particulier, ne lui est-il pas possible de se préserver une part de liberté? Sans nécessairement aller jusqu’à soutenir l’idée d’une liberté totale (Sartre, L’existentialisme est humanisme) qui nous conduirait à poser que l’on a toujours le choix, on peut s’interroger sur les trajectoires individuelles. Les travaux du sociologue Bernard Lahire s’intéressent par exemple aux trajectoires particulières qui semblent déroger au destin socialement tracé. L’individu semble ainsi rester une puissance capable de se libérer de la société à laquelle il appartient et dont la conscience ne peut donc être réduite à n’être que le reflet de celle-ci. Lahire étudie par exemple ainsi les trajectoires de réussite scolaire d’enfants pourtant apparemment socialement voués à l’échec (Tableaux de famille).
Plus généralement encore, même lorsqu’un déterminisme social est reconnu et pensé, chez Bourdieu ou chez Marx, même lorsque l’idée apparaît que ce que nous portons dans notre conscience n’est que le reflet de ce qui nous vient de l’extérieur. On peut aussi trouver cette idée dans la psychanalyse freudienne où le surmoi — l’instance de censure que nous portons — vient en grande partie des valeurs que la société transmet, à travers l’éducation parentale notamment, dans tous les cas on peut se libérer de se déterminisme en en prenant conscience justement. La conscience de l’individu n’est donc pas réductible à la société à laquelle il appartient puisqu’elle peut s’en abstraire en prenant connaissance des déterminismes qu’elle subit, en prenant connaissance d’elle-même en somme.
Pour conclure
La conscience de l’individu n’est donc pas seulement le reflet de la société à laquelle il appartient. Evidemment il en subit l’influence et c’est normal et inévitable. Mais la conscience, et notamment immédiate, relève de l’intime et, surtout, l’individu peut se libérer de la société à laquelle il appartient car il n’appartient pas qu’à une seule société et peut, en prenant connaissance des déterminismes qui l’influence, s’en libérer au moins partiellement.
Je vous suis toujours avec plaisir et partage aussi vos posts. Celui-ci ne déroge pas à la règle, concernant l’intérêt qu’il suscite en moi.
Cependant, je voudrais attirer votre attention le manque de spiritualité qui se dégage de vos propos.
Parler de conscience sans une fois se référer à un Dieu, comme éventuelle partie dans la formation de la conscience d’un croyant, me laisse perplexe !