Image crédit : Michel Onfray en février 2010 Edouard Caupeil . Pasco
www.liberation.fr
« Je trouve sidérant que la religion s’arroge le monopole de la spiritualité«
Michel Onfray enseigne la philosophie au lycée technique privé catholique Sainte-Ursule de Caen13 de 1983 à 2002. Il critique l’enseignement de la philosophie tel qu’il est dispensé par l’Éducation nationale, qu’il juge limité à la transmission d’une histoire de la philosophie officielle et conforme à l’ordre social, plutôt que de se donner pour but d’apprendre à philosopher, vision contestée par de nombreux enseignants en exercice dans le secondaire. Il est aussi excédé par la dimension administrative et « policière » de sa profession (faire l’appel, noter les élèves). Il démissionne en 2002 de Sainte-Ursule pour créer l’université populaire de Caen. Il en écrit le manifeste en 2004 : La Communauté philosophique.
Le philosophe a publié, aux Éditions Galilée, son deuxième recueil de haïkus intitulé Les Petits Serpents. Nous l’avons interrogé sur les raisons qui l’ont amené à se tourner vers l’écriture poétique et, plus particulièrement ces derniers temps, vers cette forme de poème très court (trois vers et une quinzaine de syllabes) issue de la littérature japonaise.
Michel Onfray © DR
La première question que j’ai envie de vous poser concerne votre passage de l’écriture de type philosophique, fondée sur l’argumentation, à l’écriture poétique fondée plutôt sur la sensation et la suggestion que vous avez adoptée à partir de 2009 dans Le Recours aux forêts (Galilée). Dans sa fameuse lettre dite « du voyant » (1871), Rimbaud déclare à un moment : « Je me suis reconnu poète ». À quel moment vous êtes-vous reconnu poète ? Et comment se reconnaît-on poète alors qu’on est philosophe ?
Je ne me suis reconnu philosophe que quand les autres me disaient tel, notamment quand, dans des rencontres avec le public, on me présentait comme « philosophe ». Il m’a bien fallu deux ou trois années après mon premier livre qui, lui, datait de 1989, pour que je consente au fait que je l’étais… « Poète », je ne n’en suis pas là… Certes, il y a quelques livres qui relèvent de ce registre (Le Recours aux forêts, La Sagesse des abeilles, Un Requiem athée, Avant le silence…), tous publiés aux Éditions Galilée, ou bien des textes écrits pour des compositeurs contemporains (Éric Tanguy et Pierre Thilloy) pour des œuvres qui ont été créées en public, en France ou à l’étranger, mais rien de tout cela ne m’a valu d’être nommé poète par tel ou tel qui m’aurait permis de le croire…
Dans votre dernier livre, Cosmos (Flammarion, 2015), vous proposez au sein de la cinquième partie consacrée à la question du sublime un chapitre consacré au haïku intitulé « L’expérience poétique du monde ». Vous notez : « Dans la logique du haïku, le mot n’est pas une fin en soi, mais un moyen pour parvenir à plus et mieux que lui : saisir l’une des épiphanies du monde dans sa pointe la plus brillante ». En quoi le haïku est-il indissociablement un exercice poétique et un exercice qu’on peut dire « spirituel » ? Quel sens peut avoir cette expression pour l’athée que vous êtes ?
D’abord, précisons que je trouve sidérant que la religion s’arroge le monopole de la spiritualité et que les croyants transforment les athées en pourceaux d’Épicure juste capables de grogner et de fouir le sol avec leurs groins ! Une spiritualité athée est possible ! Elle n’a pas besoin des fanfreluches bigotes et il me paraît qu’elle est plus juste et plus vraie, plus adéquate avec ce qui est, qu’une spiritualité qui croit qu’elle est la seule quand elle se manifeste, par exemple, par la prière qu’on fait à Dieu pour qu’il guérisse une maladie ou exauce un vœu ! Ou qu’en faisant une prière, on efface le péché d’un adultère et qu’ainsi on met son âme en conformité avec les conditions de possibilité d’une entrée au Paradis ! On me permettra de croire que la spiritualité athée est plus sérieuse… Les athées ont le droit de penser la question de la mort, du sens de la vie, de la contemplation, de la transcendance dans et par l’immanence, de la vie bonne, de l’existence éthique, sans le secours d’une béquille religieuse. Le haïku montre que l’exercice spirituel nécessaire à son écriture n’a pas besoin du Dieu monothéiste. Travailler l’élargissement de sa présence au monde – ce qui s’avère inséparable de la pratique du haïku – manifeste une spiritualité non religieuse qui prouve qu’il faut briser le monopole de la spiritualité confisquée par les croyants.
Comment se passe concrètement l’écriture d’un haïku ? Sentez-vous sur le moment et de manière consciente l’instant qui va donner lieu au poème ? Ou bien résulte-t-il d’un souvenir qui refait surface, une fois installé à votre bureau pour écrire ?
Il faut vouloir être au monde, se sentir pleinement vivant, élargir son être au monde et se faire présent pour accueillir la moindre vibration du réel. Dans la tradition orientale, il existe des sorties dans la nature explicitement faites pour obtenir une moisson de sensations destinées à produire des haïkus. On peut donc vouloir les vouloir. Ils peuvent aussi nous vouloir et s’imposer alors qu’on n’y songeait pas, juste parce qu’on aura plié son âme à l’attente des nourritures qui débouchent sur un texte. La nature est propice à l’inspiration ; la vie urbaine l’est moins. Quand je suis dans la maison de mon village natal, à Chambois, dans l’Orne, ils me viennent en rafale ; quand je suis à Caen, là où j’habite, il y en a beaucoup moins. À Chambois, il y a pléthore : une rivière, des oiseaux, un jardin, des fleurs, des arbres, de l’herbe, des animaux, des bruits de village, des oiseaux de nuit ; à Caen, il y a manque : un balcon au cinquième étage sur la ville et le seul passage des oiseaux – mouettes, étourneaux, pies, pigeons…
J’ai l’impression qu’il y a une tension dans votre œuvre. On a d’un côté une aspiration au monumental et à une sorte de foisonnement encyclopédique à travers, entre autres, les quelque six mille pages de la Contre-histoire de la philosophie (Grasset et Fasquelle, 12 volumes, 9 parus) ou bien les mille cinq cents pages de la Brève Encyclopédie du monde (Flammarion, 3 volumes, 1 paru). D’un autre côté, une aspiration au minimal et à un dépouillement quasi total avec ces recueils de haïkus. Quel sens donnez-vous à cette tension, à cet « oxymore », cette figure de style fondée sur la juxtaposition des contraires que vous affectionnez particulièrement ? Dit-on mieux le réel en mille cinq cents pages ou en quinze syllabes ?
En effet, il y a en moi du vaste et du monumental qui relève de l’ogre ; et du minimal et du sobre. Je ne suis pas loin des cent livres publiés, si je ne devais garder qu’un seul d’entre eux ce serait probablement l’un de ces textes poétiques, parce qu’ils exigent moins de culture et plus de sensibilité, moins de temps et plus de disponibilité, moins de sophistication et plus de simplicité. Dans un seul haïku réussi, il y a plus que dans une œuvre complète elle aussi réussie si le haïku quintessencie ce qui, en soi, est déjà le plus dense. L’analyse est une modalité d’expression du réel, mais la fulgurance aussi.
Vous insistez souvent, à raison, sur les rapports entre autobiographie et écriture (qu’elle soit poétique ou philosophique). Or, votre redécouverte et votre pratique du haïku sont liées à des circonstances précises : les derniers mois de vie et la mort de votre compagne atteinte d’un cancer. Votre trilogie de haïkus doit donc se lire comme un journal de deuil poétique qui entre d’ailleurs en écho avec un autre bref recueil intitulé Un Requiem athée (Galilée, 2013). Est-ce que, justement, cette aspiration au dépouillement propre au haïku n’a pas été rendue possible par ces circonstances tragiques qui vous ont rappelé, en quelque sorte, à l’essentiel ? Malraux dit dans La Condition humaine : « Seul la musique peut parler de la mort. »Diriez-vous que seul le haïku peut dire la mort ?
Quand j’avais 19 ans, j’avais pour ami (il l’est toujours d’ailleurs, mais il vit désormais au Japon…) le fils de mon libraire (librairie dans laquelle j’ai d’ailleurs rencontré ma compagne, ce qui a inauguré nos 37 années de vie commune). Il faisait Langues O’ et m’a initié à la civilisation japonaise : les romans, la peinture, le cinéma, l’art des fleurs, les arts martiaux (il faisait du judo dans le même club que ma compagne), les origamis. Et les haïkus. J’avoue ne pas y avoir été sensible à cette époque. Il y a trois ou quatre ans, j’ai acheté une anthologie des haïkus dans la collection « Poésie » de Gallimard pour lire dans les couloirs des hôpitaux, dans les salles d’attente, au pied d’un lit lors d’une chimiothérapie, dans les antichambres de blocs opératoires… C’était plus facile qu’un ouvrage de philosophie ou un roman. J’ai alors été subjugué, emballé, ravi. Je m’y suis un peu essayé. Il se fait que je ne le savais pas alors, mais j’entamais un genre d’autobiographie aux haïkus qui a correspondu à la maladie de ma compagne, à sa fin de vie, à son agonie, à sa mort, à son enterrement, au deuil, à la vie après…
Le haïku a également une dimension politique. Dans Cosmos, vous notez qu’il est un remède à une poésie devenue, après Mallarmé et à cause de lui, hyper cérébrale et élitiste, centrée sur une pratique autiste du langage pour le langage. Face à cela, le haïku a une dimension qu’on peut dire « démocratique » : une poésie qui peut être compréhensible par tous et également faite par tous (ce qui irait dans le sens de la célèbre déclaration de Lautréamont : « La poésie doit être faite par tous »). Ne peut-on pas dire, en ce sens, que le haïku permet de rendre la poésie populaire ?
En effet. En France, le lignage cérébral, intellectuel, conceptuel initié par Mallarmé a triomphé. Il a débouché sur le surréalisme qui a congédié le sens au profit de l’image, puis sur le lettrisme qui a congédié absolument le sens et l’image au seul profit du son. L’autisme, le solipsisme – qui définit le moi, avec ses sensations et sentiments, comme seule réalité – font désormais la loi dans la poésie officielle. L’époque où le cercueil de Victor Hugo est salué par deux millions de personnes, dont, évidemment, des gens modestes, est bien lointaine. Que croyez-vous qu’il se soit passé quand René Char, qui plus est grand héros de la Résistance, est mort en 1988, sous Mitterrand ? Rien… Le haïku n’exige pas d’intelligence ou de culture, de passion pour l’avant-garde et de snobisme littéraire, mais de la sensibilité – ce qui est un gros mot dans la poésie contemporaine. L’esprit de finesse plus que l’esprit de géométrie, s’il faut parler la langue de Pascal. Mais cet esprit s’enseigne aussi, il n’est pas inné, or il est désormais mal vu de l’enseigner. Plus personne ne lit la poésie officielle, mais ceux qui peuvent lire des haïkus sont de moins en moins nombreux. Quand à les écrire, il ne suffit pas de faire trois courtes phrases placées les unes sur les autres pour faire passer une émotion.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui voudrait suivre votre exemple et se mettre au haïku ?
Qu’il commence par vivre de façon à rendre possible en lui l’émotion avec laquelle on construit des haïkus. Qu’il en lise beaucoup – la bibliothèque traduite en français n’est hélas pas abondante malgré les efforts magnifiques des éditions Moundarren. Puis qu’il réfléchisse avant de savoir s’il doit vraiment s’y mettre. S’il ne s’y met pas, il sera probablement plus sage encore que celui qui s’y met…
> Quelques recueils poétiques de Michel Onfray à découvrir :
Le site officiel de Michel Onfray
Un Requiem athée (Galilée, 2013).
Avant le Silence/Haïkus d’une année (Galilée, 2014).
Les Petits Serpents (Galilée, 2015).
L’Éclipse de l’éclipse (Galilée, à paraître en 2016).
Source de l’article : « Je trouve sidérant que la religion s’arroge le monopole… »