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LA MUTATION Par Ganji Anankea
Vous connaissez tous le film « Seul au monde », qui met en scène Chuck Noland, un naufragé, seul survivant du crash d’un avion de la FedEx. Il se retrouve sur une des nombreuses îles Fidji, déserte, entourée d’une barrière de corail infranchissable, au cœur de l’océan Pacifique. Il y vivra quatre années avant de revenir à la civilisation. Seul et isolé en ce lieu pourtant paradisiaque, il découvre rapidement sa vulnérabilité et son manque de compétence face à une nature qui lui est totalement étrangère. Le spectateur découvre un homme, disons-le, pathétique.
L’acteur Tom Hanks dira à propos de son rôle : « Seul au monde est avant tout l’histoire d’un homme qui se réinvente, se dépouille de tous les artifices qui encombraient son existence et redécouvre ainsi les choses qui comptent vraiment dans la vie. »
À la fameuse question : « Qu’emmèneriez-vous sur une île déserte ? », que me répondriez-vous ? Je vous souhaite d’emporter avec vous votre force intérieure. Car c’est justement cet aspect essentiel de l’être qui va permettre à Tom Hanks de survivre à ces quatre interminables années, à la solitude dévastatrice, à la perte de tous repères, à l’implacable austérité de sa condition. Dans un tel contexte, l’Ego est humilié car il n’est absolument d’aucun secours, d’aucune utilité face une telle réalité. Il se retrouve rapidement supplanté par cette fameuse force intérieure que le personnage découvre comme un enfant qui devient enfin autonome.
Dans la Grèce antique, la ville de Spartes est un exemple de civilisation qui privilégiait la force intérieure.
Bon nombre d’historiens semblent limiter l’éducation du jeune spartiate à l’austérité et à la discipline militaire. Un système qui viserait à l’endurcissement des jeunes, ceci afin de mieux les préparer aux rigueurs de la guerre. Mais en réalité, jeunes gens des deux sexes découvraient dès leur plus jeune âge les mêmes valeurs fondamentales : le courage, l’initiative, la résistance physique et morale. Le Spartiate apprenait très tôt à se passer du confort engourdissant pour les sens car il était empli de cette force intérieure qui rend tout homme autonome et puissamment créatif. En effet, dès sept ans, les jeunes gens étaient gentiment « chassés » de la maison afin de briser toute dépendance affective et matérielle qui génère mollesse et égocentrisme excessifs. Sparte croyait que tout individu devait rencontrer sa noblesse et servir ainsi la patrie.
Aujourd’hui encore, de nombreuses ethnies de part le monde fêtent l’entrée dans l’âge adulte de l’enfant qui a affronté les épreuves imposées par le clan. Immersion dans la solitude, confrontation avec ses propres peurs, de nature psychologiques ou physiques sont généralement au programme. Nombreuses sont les techniques extrêmes pour permettre au futur initié de découvrir sa véritable noblesse. Cette forme de brutalité est selon eux nécessaire pour briser l’épais cocon qui engourdit l’esprit humain depuis sa venue au monde. Ces épreuves sont communément appelées « rites de passage ». Mais il ne suffit pas bien entendu de provoquer un traumatisme pour générer cette forme de transformation. Cette mutation ne peut s’opérer sans une certaine préparation : à la fois culturel et spirituel, le contexte est très important, capital je dirais. Sans cela l’épreuve demeure stérile, voire destructrice.
Tournons-nous à présent vers notre civilisation et que voyons-nous ? Un immense et complexe imbroglio de dépendances affectives, sexuelles et énergétiques, de responsabilités professionnelles, familiales et sociales. Tout ceci constitue un épais tissu d’appel à l’action permanente. L’Homme se définit fondamentalement à travers ce qu’il fait et non à travers ce qu’il EST. Le pouvoir, l’action, le confort, la sécurité sont les maîtres-mots d’une civilisation moderne forte économiquement, militairement et financièrement, mais qui en définitive fragilise ses milliards de composants, à savoir son unité indispensable : l’humain.
Le futur citoyen est dès son plus jeune âge piégé dans l’inévitable dépendance aux parents. Ceux-ci l’ont assommer sa jeunesse durant de principes et de mots d’ordre tous plus assommants et normalisants les uns que les autres. Définitivement sous tutelle du cordon ombilical (voir mon article sur le sujet), il s’engouffre naturellement dans le long processus de conditionnement et de domestication que lui inflige la rigoureuse discipline scolaire. Celle-ci prétend valoriser le « meilleur » de lui-même, c’est-à-dire les aspects reconnus d’utilité publique. Bien entendu, la complexité et la richesse de son identité originelle sont étouffées. À jamais privé de son intime singularité, l’individu renonce à son monde intérieur et adhère au principe d’efficacité et de productivité adopté par la masse.
C’est ainsi que la discipline fabrique des Chuck Noland (Tom Hanks, Seul au monde) en série, stimulés par la pression et dopés par le pouvoir sous toutes ses formes. Les vacances n’existant que pour nous maintenir dans l’illusion que nous avons le choix et qu’il nous reste un semblant de liberté si cher à nos âmes d’enfants. Les week-ends quant à eux se transforment en course contre la montre, le temps est géré à la minute près. Et si vous n’avez pas opté pour ce mode de vie chronométré c’est que « vous êtes un raté », c’est du moins ce que votre entourage et votre mental s’efforceront de vous faire croire. L’individu se noie dans un océan d’activités qui se suivent et se ressemblent lamentablement. Obligations, responsabilités, engagements, discipline, sacerdoce, principes, patriotisme : les termes valorisants pour l’Ego ne manquent pas pour qualifier ces comportements envahissants, conditionnés et compulsifs.
Sparte avait assurément compris que l’individu devait être plus qu’une simple projection des besoins économiques et sociaux de la communauté, si complexes et justifiables soient-ils. Certes, il était nécessaire de servir la Cité, mais toute personne devait en priorité enrichir le tissu social de son pouvoir personnel, c’est-à-dire de sa singularité, autrement dit de son âme. La Grèce antique appela ce principe « Démocratie » : le pouvoir du peuple. Il n’est donc pas ici question du pouvoir et de la liberté que l’état accorde au peuple, mais bien du pouvoir que celui-ci possède intrinsèquement. Ce n’était là pas un idéal, une utopie, un simple leitmotiv, mais bien une réalité concrète, vécue dans les veines du jeune citoyen.
Aujourd’hui, on se fait parfois une idée quelque peu grossière de ce que fut alors cette civilisation antique: on pointe du doigt les comportements déviants, l’homosexualité omniprésente, le philosophe méprisant l’esclave, les guerres incessantes… Il s’agirait selon certains d’une civilisation oisive, belliqueuse et corrompue. Cette vision quelque peu superficielle et totalement déformée fait totalement abstraction de l’aspect initiatique de l’éducation, de la grandeur spirituelle qui caractériserait alors Sparte.
Dans « Seul au Monde », le réalisateur Robert Zemeckis dépeint non sans une certaine pertinence le retour du rescapé au paradis de la consommation : mondanités, superficialité, gaspillage, vide existentiel et non-sens caractérisent la vie contemporaine. Sa vision du monde a radicalement changé : le « Sens », voilà ce que le protagoniste a le privilège de vivre en son intimité, voilà ce que son expérience lui a transmis. N’est-ce pas cela qui nous fait tant défaut ? En dépassant ses propres peurs, en renonçant à ses caprices, en traversant son égocentrisme exigent, l’essence de la vie se révèle à Chuck Noland. A signaler l’astuce contenue dans son nom : No Land ! En effet, sans patrie, sans possession aucune, notre aventurier redécouvre l’existence. Mais on ne s’approprie pas le Sens lors d’une formation d’ingénieur ou d’un séminaire de développement personnel. Non. Le Sens de la vie, le sens des choses, celui qui anoblit nos faits et gestes et fait de nous des êtres entiers et singulièrement profonds, ce sens là se découvre au-delà des concepts rassurants, de nos peurs et de nos limites. Ces mêmes peurs que nos parents et la société déposent au cœur de notre identité authentique et unique.
Évidemment, tout le monde n’échoue pas sur une île au cœur de l’océan pacifique. Vivre l’expérience de notre vie demeure bien souvent une énigme en soi. On peut néanmoins comprendre facilement l’intérêt d’une telle épreuve et en tirer la leçon principale: le déconditionnement. Voilà un joli mot que l’on voit apparaître de-ci de-là sur internet, mais que cache-t-il au fond ? Ce n’est pas en sautant à l’élastique ou en prenant une pilule d’ecstasy que l’on se déconditionne. Se déconditionner n’a rien à voir avec le sensationnel même s’il le fait intervenir dan sa formule secrète. Le déconditionnement implique surtout une forme de souffrance, celle que connaissent bien les toxicomanes en cure de désintoxication : le craving. On subit alors une forme si intense et entêtante de frustration mêlée d’angoisse, que l’on se sent sombrer dans une dépression sans fond. Nous soustraire à notre environnement et à nos habitudes, à notre confort en somme, implique une forme de souffrance, c’est logique. Ajoutez à cela un peu d’inquiétude, une pincée de peur et deux doigts d’exaltation. En effet, sauter dans le vide, au sens métaphorique, bouscule sensiblement nos cellules et entraîne une certaine surchauffe cérébrale. Un enthousiasme, une étrange joie de vivre viennent se mêler à ce curieux cocktail. Il s’agit là de la force de vie qui se déverse enfin dans nos veines.
Tôt ou tard, la Vie vous fait une proposition. Vous sentez alors que le poids de votre existence reposant lourdement sur vos épaules fragiles est évalué et mis à l’épreuve. Vous le savez au plus profond de vous, et cela vous terrorise. Car vous comprenez qu’il faut saisir cette proposition illico, plonger dans l’inconnu sans trop réfléchir. Si vous ne prenez aucun risque, l’épreuve ne sera pas authentifiée.
Découvrir sa véritable noblesse c’est avant tout se délester de ce qui trompeusement nous définit : notre éducation, le regard des parents, notre statut socio-professionnel, mais également nos complexes, nos fantasmes et autres obsessions. Il est fondamental de quitter votre monde de certitudes, d’automatismes, de satisfactions narcissiques si vous souhaitez découvrir votre véritable identité. Quitter devient alors le maître mot, celui par lequel la transformation survient et vous foudroie de son énergie dévastatrice et régénérante. Vous serez dès lors face à un nouvel être en devenir et pressentirez une nouvelle forme d’intelligence. Dans cette aventure, l’intuition viendra vous guider et vous nourrira pleinement. À terme, c’est la force de vie qui vous redéfinira, convaincante et foncièrement transformatrice. Vous serez alors ce citoyen fougueux et créatif dont Sparte rêvait. Vous aurez trouvé le Sens qui vous faisait tant défaut.
Il s’agit bien d’une quête, l’unique quête qui vaille. Pour se débarrasser de ce qui nous limite, de ce qui nous enferme dans de fausses représentations de soi. Nous devons donc rencontrer ces pseudos critères, ces horizons trompeurs et en les rencontrant, nous quittons leur emprise. Nous ne sommes plus leur projection, nous ne serons plus leur jouet ridicule. Nous aurons fait face à cet univers prédéfini, limité, saturé et mort. En quittant ce connu la peur au ventre, nous abandonnons toute définition de nous même. Avoir peur de la peur ne vous fera pas grandir, bien au contraire. Se cramponner à la paix confortable vous rendra violent et vous contenter de certitudes immédiates fera de vous un ignorant.
Quitter le cocon c’est un peu comme ouvrir les portes d’un tombeau. C’est découvrir la noblesse d’une nudité originelle car nul besoin d’artifice lorsque l’on découvre sa véritable grandeur.
Auteur :LA MUTATION Par Ganji Anankea
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