LETTRE À MA MERE
Ma chère petite maman,
Depuis quelques jours, contraint au confinement, j’essaye de terminer le seul roman que j’aurais aimé que tu lises, toi qui n’as jamais su lire ni écrire, un roman qui te ressemble sans te raconter et qui porte en lui le sort qui a été le tien.
Je sais combien tu aimais la Hamada où tu avais traqué la gerboise et martyrisé les jujubiers pour quelques misérables fruits. J’ai cherché dans ce livre à revisiter les lieux qui avaient compté pour toi, les barkhanes taciturnes et la trace de tes héros.
C’est toi qui m’as donné le courage de m’attaquer enfin à cette épopée qui me hante depuis des années… Dis-moi, comment vas-tu, Là-haut ? Tu ne veux pas me répondre ?
Tu préfères sourire à cette écriture sur mon ordi dont tu n’as pas les codes.
Je sais combien tu aimes les histoires. Tu m’en racontais toutes les nuits, naguère, tandis que je refusais de m’assoupir tant ta voix était belle. J’aurais voulu qu’elle ne s’arrête jamais de bercer mon âme. Il me semblait, qu’à nous deux, nous étions le monde…
C’est toi qui m’as appris à faire d’un mot un magicien, d’une phrase une partition et d’un chapitre une saga. C’est pour toi, aussi, que j’écris. Pour que ta voix demeure en moi.
Toi qui frisais le nirvana lorsque tu te dressais sur la dune en tendant la main au désert pour en cueillir tous les mirages, toi qui ne pouvais dissocier un cheval qui galope au loin d’une révélation divine, tu te sentirais dans ton élément dans mon livre et tu ferais de chacun de mes points d’exclamation un point d’honneur.
Quand il m’arrive de retourner à Oran, je vais souvent m’asseoir à notre endroit habituel et convoquer nos papotages qui se poursuivaient jusqu’à ce que tu t’endormes comme une enfant. C’était le bon vieux temps, même s’il ne remonte qu’à deux ans — deux ans interminables comme deux éternités. Nous prenions le frais sur la véranda, toi, allongé sur le banc matelassé et moi, tétant ma cigarette sur une marche du perron, et nous nous racontions des tas d’anecdotes en riant de notre candeur.
Mon Dieu ! Que faire pour retrouver ces instants de grâce ?
Quelle prière me les rendrait ? On a beau croire que le temps nous appartient, il lui revient la tâche ingrate de séparer à jamais ceux qui se chérissent. Ne reste que le souvenir pour se bercer d’illusions. Ma petite maman d’amour, depuis que tu es partie, je te vois dans toutes les grands-mères.
Qu’elles soient blondes, brunes ou noires, il y a quelque chose de toi en chacune d’elles. Si ce ne sont pas tes yeux, c’est ta bouche, si ce n’est pas ta voix, c’est ta démarche, si ce n’est rien de tout cela, c’est l’émotion que tu as toujours suscitée en moi.
Tantôt étoile filante dans le ciel soudain triste que tu lui fausses compagnie, tantôt île au milieu d’un océan de tendresse, tu es ma merveille à moi.
Si je devais un jour te rejoindre, maman, je voudrais qu’il y ait une part de nous deux dans tout ce qui nous survivrait. Puisque seul l’amour sait nous raconter à ceux qui savent écouter.
Yasmina Khadra.
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